Chronique du confinement – Catherine Cusset : La mort, cette abstraction.

La mort, cette abstraction Le vendredi 13 mars mon mari et moi sommes arrivés en…

Le 19 avril 2021

La mort, cette abstraction

Le vendredi 13 mars mon mari et moi sommes arrivés en Bretagne pour dix jours de vacances. Nous avons dû prendre une décision tout de suite : rentrer à New York avant l’annonce du confinement, ou rester ici. On ne savait pas encore ce qui allait se passer à New York même si mon mari évoquait depuis janvier des scénarios catastrophiques et pensait maintenant qu’il y aurait des mois de confinement. Tous ces chiffres me semblaient très abstraits. Nous avions emporté peu d’affaires en Bretagne, l’internet ne marchait pas, il faisait froid, la maison était humide et glaciale. Mais il y avait la vue de la lande par les fenêtres. Nous sommes restés. 

C’est la meilleure décision que nous pouvions prendre, le meilleur endroit où être confiné. Les geais chantent à tue- tête, les moutons broutent l’herbe vive dans les champs alentour, l’air est pur, et chaque soir je vais voir le soleil se coucher sur la mer. Le temps passe à toute allure. Les amis ne manquent pas puisqu’on peut leur parler sur WhatsApp ou boire un apéro avec eux sur Zoom, au point qu’on se demande si les instigateurs du virus ne sont pas les compagnies internet. Cette vie réduite à l’essentiel, écrire, lire, cuisiner pour nous et pour les vieux voisins, manger, marcher, être ensemble, c’est la simplification dont je rêvais. 

C’est le bonheur de ceux qui ne sont pas enfermés avec un conjoint qui les bat ou avec quatre enfants bruyants qu’ils ont envie de tuer, et dont les proches ne sont pas en train de mourir seuls dans un EHPAD ou sur un lit d’hôpital. C’est le bonheur de ceux qui ne vont pas perdre leur travail et manquer d’un jour à l’autre de moyens de subsistance. C’est le bonheur de ceux qui ne sont pas au front en train de risquer leur vie pour en arracher d’autres à la mort. 

Ce bonheur presque indécent, est-il réel ? Ou n’est-il qu’inconscience ?

J’étais malade en arrivant en France. Pas de fièvre et les poumons clairs, mais je toussais beaucoup, j’avais mal partout, j’avais perdu le goût et l’odorat. Le jour de mon arrivée je suis allée dîner chez mes parents que je n’avais pas vus depuis quatre mois. Sans les embrasser, bien sûr. Je n’avais pas de masque ni de gants mais je leur disais sans cesse : allez-vous laver les mains. 

Trois jours plus tard à la radio j’ai entendu que l’absence de goût et d’odorat était un symptôme. J’ai eu très peur. Avais-je communiqué le virus à mes parents ? Pouvaient-ils mourir par ma faute ? Pensée insoutenable. Je suis très proche de ma mère qui, à 87 ans, incarne la vie même. Elle a des bronches fragiles. Je le savais. Mon mari m’avait dit : « N’y va pas.» J’avais envie de les voir. J’avais sacrifié à ce plaisir d’un moment leur survie. Ma mère aussi voulait me voir et ne pensait pas à la mort, cette abstraction. Nous étions toutes deux incapables d’imaginer les possibles conséquences. 

Une époque comme la nôtre, c’est une époque où l’in- conséquence est interdite, où une négligence, une com- plaisance, un simple geste comme ouvrir une porte, peut se payer de la vie. Laisser sur une surface une particule qui sera touchée. Par inconséquence, on se retrouve assassin. J’appelais deux fois par jour en tremblant : « Comment vas-tu, maman ? Et papa ? » 

Elle était plutôt de bonne humeur même si l’angoisse de mourir l’empêchait de dormir et qu’elle devait prendre des tranquillisants. Elle s’était replongée dans les nombreux cahiers de son journal intime, elle retrouvait le passé. Comme tant de personnes en ce confinement, elle avait enfin du temps non interrompu et un nouveau lien à elle- même, à un moi plus profond, plus réel, que notre moi social. 

En dehors du fait qu’elle se lavait les mains bien plus qu’avant et mettait des gants pour sortir, sa vie n’avait pas fondamentalement changé. Son seul souci c’était la fille de sa meilleure amie qui avait contracté la forme sévère du virus et qui était à l’hôpital, en réanimation. Je me suis exclamée : « En réanimation ? — Oui mais c’est normal, c’est un coma artificiel. Rien d’inquiétant. Son oncle est un grand ponte dans l’hôpital : on ne peut pas être mieux soigné.» Chaque jour je venais aux nouvelles. 

Après une dizaine de jours, il y a eu un mieux. La fille de sa meilleure amie est sortie du coma. Elle allait vers la guérison. « Elle a 60 ans, elle est en pleine forme. À notre âge, ce serait une catastrophe. Il n’y a que les vieux qui meurent.» Une semaine plus tard maman m’a appris, la voix inquiète, que la fille de son amie avait fait une rechute. 

« Ah bon ! — Ce n’est pas le virus mais une infection des poumons, il faut qu’on trouve le bon antibiotique.» À nouveau, de jour en jour, j’ai demandé des nouvelles. L’oncle médecin avait annoncé à sa sœur que la maladie, très grave, laisserait des séquelles : sa fille aurait une longue convalescence et ne serait plus la même. Un soir maman m’a dit : 

« L’antibiotique marche. Il y a un mieux aujourd’hui. — Ah, je suis contente ! » 

Le lendemain matin elle m’a appelée en pleurant : « Elle est morte.» 

C’est ça, la réalité. La mort d’une femme de soixante ans qui était en parfaite santé mais travaillait comme médecin dans un EHPAD ; sa mort après trois semaines à se battre sous un respirateur, seule, sans revoir sa mère, son compagnon ni ses enfants. 

Chez moi en Bretagne, les oiseaux chantent toujours, le ciel est rose après le coucher du soleil, et la mer immuable. La beauté du monde est réelle, ainsi que le bonheur d’en être le témoin solitaire. C’est un bonheur qui peut se goûter mais ne peut se dire au temps de la mort et du sacrifice, quand le collectif l’emporte sur l’individuel. 

Catherine CUSSET

Source : TRACTS DE CRISE GALLIMARD – 29AVRIL2020/12H/N° 61. Offert en période de confinement.

Enregistrement du texte par Madeleine Monette

Juste avant de quitter New York après 30 ans de vie aux États-Unis, la romancière française Catherine Cusset est venue enregistrer ce texte chez moi. Écrit en mai 2020 pour les « Chroniques du confinement » du Parlement des écrivaines francophones dont nous faisons toutes deux partie, il nous transporte en Bretagne au début de la pandémie. Une invitation à l’entendre !

Madeleine Monette

https://www.facebook.com/madeleine.monette