« L’angle noir de la joie suivi de D’où surgit parfois un bras d’horizon » de Denise Desautels|Lu par Cécile Oumhani

Denise Desautels, L’angle noir de la joie suivi de D’où surgit parfois un bras d’horizon,…

Le 7 juin 2022

Denise Desautels, L’angle noir de la joie suivi de D’où surgit parfois un bras d’horizon, Éditions Gallimard, Paris, 2022

Lu par Cécile Oumhani

Toute chose en nous a son angle noir, même la joie. Pour Denise Desautels, l’écriture est une quête à mener dans les strates les plus sombres et les plus profondes de notre être, vers ce ça qui nous hante, ça qui nous déchire, entre cri et murmure. C’est ainsi, nous dit-elle dans le liminaire de L’angle noir de la joie, que l’on peut « désencombrer le monde, la mémoire et les mots » afin de rejoindre la trame de l’essentiel.

Écriture puisée jusqu’à l’extrême, d’une voix rauque et âpre, montée de la gorge, elle se défait de tout accessoire. Car pour rejoindre l’humain aux limites de sa chair, il faut laisser les mots se débarrasser d’eux-mêmes, les reprendre à leur source, alors qu’ils ne sont que bruits. BLA BLA BLA BLA BLA BLA, AHAN, ZIM BOUMBOUM, BING BANG, COUAK (COUAC). Car “ça tourbillonne / le timbre, la grammaire, le sens”. L’humain commence et finit dans l’informe, dans l’innommé, ça qui hurle, ça qui brûle, ça qui fait mal. Et le reste n’est que fioritures pour masquer le secret, qui ne se dit pas et ose à peine se penser. Denise Desautels entreprend de démêler, de dégager ce qu’emprisonne la gangue du quotidien, là où s’engouffre une lave en feu, là où viennent cogner des « objets tranchants qui volent ». Ses mots sont nus comme l’os.  En noir, jaune, ocre, blanc ou rouge, leurs couleurs cinglent la page avec la force de ce qui est taillé et libre. Elle pose les touches d’une peinture abstraite qu’elle va chercher en plein cœur du vivant. Son regard s’attache à l’intime en soi, ainsi qu’aux autres, à l’humain. « et nous voilà, nombreuses » écrit-elle. Puis « avançant / parmi nos questions parallèles / l’empilement des espoirs / chaque détail, Rumeur/ on dirait, nous fait signe / du vrai / du vivant hybride ». Le cri se fait rumeur, possibilité d’un écho, d’un signe qui retentirait dans l’obscurité.

     Suivent les « Inventaires » réunis dans D’où surgit parfois un bras d’horizon, entre le journal de février et puis celui d’octobre. Le rythme des poèmes en prose fait résonner ici une deuxième fois l’intense acuité de L’angle noir de la joie, par un effet d’écho rétrospectif. Ces poèmes en prose donnent sur des étendues où « À perte de vue le poème pleure. » Ce sont des contrées à part entière qui s’ouvrent, « Quand les silhouettes des grands troncs deviennent le territoire même. » Un fleuve y charrie nos deuils en même temps que le mystère de la « petite nageuse fumeuse ». « À chacune sa petite morte rebelle » ; elle est portée et transfigurée à nos yeux, au gré de l’eau et de ses reflets. Quête de celles qu’on aurait pu être ou voulu être, sa figure nous hante, « nous comme avant nos voix nocturnes. / Doigts ou bruits appuyés sur drap de chevet / de côté – à qui / celle qui est là tâtonne quête » La silhouette s’éloigne, s’amenuise, impitoyablement emportée par le fleuve. C’est un rappel à l’impuissance et à la solitude : « Chargée de frontières. Sans ce pouvoir d’abattre les ombres le bois l’ébène qui nous atteignent ». Car l’humanité ne sauve pas et porte trop de « petits meurtres en secret ». Il faut écouter sans reculer « La voix venin face à une autre de temps en temps la même qui darde jusque morte et tient captive ». Débarrasser le monde, c’est aussi affronter l’épaisseur de l’obscur, regarder droit devant sans fléchir : « Des miroirs où nous sommes loups face à face effrayés offusqués par la roue des deuils. »  Débarrasser le monde, c’est laisser la bouche s’arrondir et former le Cri de Munch. C’est accepter l’absence de beauté : « Un lit de violets sombres où viennent / se blottir des proies intimes. Elle les veille. / Elle aimerait dire beauté – quelle beauté. » 

      Le chemin où l’on renonce aux leurres et aux faux-semblants jusqu’à dévisager le Minotaure est rude, exigeant, parfois terrifant. Mais il est aussi le lieu où « Penser haut et libre. » Une belle préface de Louise Dupré, une notice bio-bibliographique très détaillée accompagnent les superbes poèmes de Denise Desautels.

Cécile Oumhani

Denise Desautels, L’angle noir de la joie suivi de D’où surgit parfois un bras d’horizon, Éditions Gallimard, Paris, 2022, 291 pages