Nassira Belloula : « Trajectoire, engagements et écriture ».

Entretien entre Houda Hamdi & Nassira Belloula intitulé  » Nassira Belloula :  Trajectoire, engagements et écriture »,…

Le 3 février 2021

Entretien entre Houda Hamdi & Nassira Belloula intitulé  » Nassira Belloula :  Trajectoire, engagements et écriture », paru dans Études françaises et francophones contemporaines (Contemporary French and Francophone Studies, Volume 24 numéro 5, pages 523-528 | Published online : 02 Feb 2021).

Houda Hamdi : Nassira Belloula, vous êtes à la fois, journaliste, essayiste, poétesse et romancière. Qu’est-ce qui vous a amenée à l’écriture romanesque ? Que représente cette dernière pour vous ?

Nassira Belloula : Dès mon jeune âge, j’étais une amoureuse des livres. J’aimais beaucoup la lecture, et je voulais devenir écrivaine. Avoir mon nom sur la couverture d’un livre était mon rêve. Avec le temps, le roman et la poésie occupèrent une part importante dans ma vie. Je leur consacrais tout mon temps libre. J’ai commencé par écrire de la poésie presque à l’école primaire, et j’adorais cela. Mes enseignant⋅e⋅s m’avaient encouragée, et j’écrivais aussi bien en français  et la poésie. C’était mon but avant tout, écrire des romans. Je me suis engagée dans ce processus d’écriture avec ma vérité et ma sensibilité.

Houda Hamdi : Pensez-vous que votre métier de journaliste ait influencé votre écriture romanesque ?

Nassira Belloula : Le métier de journaliste est très prenant et c’est une autre forme d’écriture, factuelle, circonscrite, précise. Cela est très différent de l’écriture romanesque, c’est évident même. Être journaliste m’a énormément éloignée de l’écriture romanesque. J’étais dans le reportage, les couvertures médiatiques, les chroniques, le quotidien. Par ailleurs, mon premier livre est un essai intitulé Algérie, le massacre des innocents paru en 2000 aux éditions Fayard. Bien sûr, il est venu des années après mon premier recueil de poésie, Les Portes du soleil, paru en 1988 chez l’Entreprise Nationale Algérienne du Livre (ENAL). Je n’ai publié mon premier roman qu’en2003. En vérité, il a été écrit dans les années 1980 et portait sur la Guerre d’Algérie. Ce roman devait paraître à l’ENAL en même temps que mon premier recueil de poésie, mais c’est une autre histoire.

Houda Hamdi : Pourriez-vous partager avec nous les auteur⋅e⋅s et les œuvres qui vous ont le plus marquée, voire influencée ?

Nassira Belloula : Au commencement, je lisais des livres comme ceux publiés aux éditions de la Bibliothèque Rose et Verte ou encore Le Club des Cinq. J’aimais les livres de jeunesse comme Les Aventures de Tom Sawyer de Mark Twain et Le Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède de Selma Lagerlöf. J’affectionnais particulièrement Le Livre de la jungle de Kipling (j’en garde encore une vieille version). Mais je suis vite passée à une autre étape dans mes lectures. J’ai découvert la poésie française qui m’avait happée au tournant de l’adolescence. Rimbaud était mon idéal. À sa poésie poignante et déchirante se rajoute le mythe du personnage : autant d’ingrédients pour me séduire. La poésie a marqué cette période de ma vie. Le résultat était Les Portes du soleil publié dans les années 1980, ainsi que des poèmes parus, entre autres, dans des périodiques. … Ce livre pourtant très compliqué que j’ai lu et relu. Il y a aussi Majdouline d’El Menfalouti qui m’a beaucoup marquée. Plus tard, j’ai aussi découvert la littérature féminine avec notamment Annie Ernaux, Marguerite Duras, Marguerite Yourcenar, Assia Djebar, et bien d’autres.

Houda Hamdi : Bien que vous viviez au Canada depuis 2010, vos histoires se passent toujours en Algérie. Pourquoi ?

Nassira Belloula : Je suis née et j’ai grandi en Algérie. C’est aussi en Algérie que j’ai fait mes études et que j’ai travaillé pendant presque vingt ans. Je me suis construit un capital de mémoire, d’émotions, de sensibilité, et de subjectivité. Toutes mes racines sont là-bas, même déterrée, ma sève est sans cesse irriguée par ce terreau. C’est un monde qui m’appartient et auquel j’appartiens. Je le connais bien et il me connaît bien aussi. Forcément, on puise dans ce qui nous parle et nous inspire. C’est une écriture fondée sur la mémoire, l’émotion et le vécu (le mien et celui des autres).

Houda Hamdi : Vos romans constituent une vraie fresque de personnages féminins : femmes d’hier et d’aujourd’hui, jeunes, vieilles, battantes, soumises, illettrées, éduquées, émancipées, dépendantes, etc. Pourquoi cette volonté d’écrire sur la communauté et la condition féminines algériennes ?

Nassira Belloula : Écrire est un acte subversif. C’est un acte de résistance lorsqu’on voit la condition féminine et les terribles oppressions sociales et politiques qui maintiennent les femmes dans un certain schéma. Certes les évolutions et les changements lui ont permis d’accéder à l’espace public. Cependant, même si cet espace semble conquis et approprié, cela reste en surface simplement. Le fond est immuable. Mes livres sont comme un engagement ; mon engagement à faire ressortir ces paradoxes et ces nuances qui caractérisent la condition féminine. Cela permet un regard sur une communauté qui n’échappe pas aux règles obsolètes des coutumes et des cultures propres aux pays maghrébins, arabo-musulmans. Écrire me permet de dévoiler ces zones obscures teintées par les tabous, l’honneur, l’interdit, et la sacralisation du corps féminin.

Houda Hamdi : Est-ce que vous vous considérez donc comme féministe ?

Nassira Belloula : Je suis féministe car pour moi le féminisme, malgré toutes les connotations négatives qu’on lui attribue depuis des années, est un combat honorable et de longue haleine pour la reconnaissance des droits de la femme et de l’égalité. Il n’y a pas d’équivoque à ce propos-là. Il nous faut encore lutter par tous les moyens, et chacune les siens – moi c’est par la littérature –, pour faire émerger une subjectivité féminine entière, complète, consciente, dotée de tous ses droits sociopolitiques. Le féminisme est entré en conflit avec lui-même, s’est divisé en plusieurs branches parfois ennemies. Certaines femmes ne se reconnaissent plus dans le féminisme, d’autres optent pour un « féminisme » différent fondé plus sur la race, la couleur, la religion, l’identité, la classe sociale, etc. Mais en réalité, toutes ces femmes doivent leur présence sur le terrain ainsi que leurs premiers droits acquis durement comme le droit de vote, le droit à l’avortement, au travail, à l’indépendance financière, etc., aux premières féministes. Sans elles, nous serions encore en train de nous battre pour des choses comme l’ouverture d’un compte bancaire ou le mariage sans la caution ou l’autorisation d’un tuteur. Le féminisme n’est pas une tare bien qu’aujourd’hui on trouve des femmes qui ont peur de ce mot, peur d’être taxées d’extrémistes ou d’aller à l’encontre de leur nature féminine, mélangeant féminisme et féminité. Je suis féministe. Je l’assume car c’est un mouvement de combat de la femme très significatif pour moi d’autant plus que de nos jours, plus que jamais et avec le recul du féminisme, les femmes perdent de plus en plus leurs acquis. Partout dans le monde, au premier conflit ou tension social, politique, économique, etc., la femme est la première à payer un lourd tribut.

Houda Hamdi : Vos romans sont fortement marqués par la perte, la folie, et la mort. Pourquoi une telle dimension tragique dans vos œuvres ?

Nassira Belloula : La folie me fascine. Petite, j’observais pendant des heures un homme errant dans le quartier, chantant à tue-tête. On me disait mesquine [le pauvre] mahboul [il est fou]. Chaque village a son fou, disait-on. Après, il y a cette relation extrême entre le sage et le fou comme point philosophique qui m’a interpellée. … Cela a permis à Maria, dans Aimer Maria, de survivre. La folie c’est la perte de soi. C’est une introspection, une feuille de la mémoire dans un abandon où l’esprit ne contrôle plus rien. Mais c’est aussi une transition vers la vérité. La dimension tragique dans mes œuvres ? Pas autant que ça : il y a une répartition entre la vie et la mort, entre l’abandon et le sursaut, entre la folie et la raison.

Houda Hamdi : La nature semble occuper une place particulière dans vos romans : c’est le cas notamment des montagnes dans Terre des femmes, de la mer dans Aimer Maria, et du désert dans J’ai oublié d’être Sagan. Pourriez-vous nous en dire davantage ?

Nassira Belloula : Je crois qu’on peut dire que je suis « claustrophobe » d’une certaine manière. Certes je n’ai pas peur du noir ou des espaces réduits, mais j’étouffe sans la sensation d’être à l’air libre. L’air libre, les grands espaces, et la nature, sont des éléments très forts pour moi. Cette liberté liée aux espaces grandioses, à la mer, aux forêts et aux dunes, est un besoin incommensurable chez moi. Ce sont des espaces qui me construisent. C’est comme multiplier les ruptures avec la société, avec le système, avec soi, avec ce que je représente pour ne pas me sentir prisonnière d’un péril quotidien. Difficile peut-être de s’expliquer sur ça.

Houda Hamdi : Alger représente un cadre principal de Visa pour la Haine et de La Revanche de May. Que représente cette ville pour vous ?

Nassira Belloula : Alger est une ville qui a une grande place dans ma vie. J’ai fait mes premiers pas à Alger. Je suis née à Batna mais on s’est installé à Alger une année après. J’y ai fait mes premières classes, mes premières amitiés, mes premiers chagrins d’amour. J’y ai vécu toute ma vie excepté les huit années que nous avons passé dans les Aurès. Alger est une ville que je n’ai jamais quittée. Il m’était impossible de m’imaginer vivre ailleurs. Une ville qui s’est refermée sur mes pleurs, mes espoirs, mes luttes, mes larmes, mes rires, mes vagabondages, mes erreurs, et mes réussites. Alger est un chantier en permanence pour moi ; un chantier où j’avais quelques ouvrages à éditer.

Houda Hamdi : un texte intimiste qui relate les effets néfastes d’une relation conjugale toxique. Est-ce pour vous une volonté d’écrire un texte plus universel ?

Nassira Belloula : C’est une histoire qui m’a été inspirée par plusieurs expériences vécues autour de moi. Maria est une histoire de femme et comme me l’a écrit une lectrice, « Nous sommes toutes des Maria ». L’universalité dans l’écriture est très subjective. Qu’est-ce que l’universalité ? Comment y accéder ? Beaucoup de romans sont universels et pourtant leurs histoires se déroulent dans des villages, ou bien ils traitent de thématiques « locales ».

Houda Hamdi : Une dernière question si vous le permettez. Tout en racontant les histoires singulières de six femmes appartenant à différentes générations, Terre des femmes relate aussi l’Histoire coloniale de toute une région, celle des Aurès. Comment s’est effectué le travail d’écriture d’un roman qui conjugue les histoires des protagonistes avec celle de l’Histoire d’un pays ?

Nassira Belloula : En premier lieu, ce roman s’est constitué autour d’une série de textes écrits à différentes époques, ainsi qu’autour de quelques nouvelles. Je vous ai parlé au début de l’entretien de mon premier roman qui devait aussi paraître à l’ENAL au début des années 1980, un roman sur la Guerre d’Algérie. Les dernières parties de Terre des femmes viennent de ce roman. Puis, j’ai ramassé, compilé, retravaillé le tout comme un ensemble. Au départ, il n’y avait pas la dimension historique, elle s’est imposée à moi par la suite. Dans Djemina justement, il y a ce va-et-vient entre l’action et l’Histoire. C’est un genre qui me séduit. Après la décision d’inclure des éléments historiques, l’écriture du roman s’est arrêtée car il fallait se jeter dans la recherche. Mes études à l’Université de Montréal en Histoire et littérature comparée m’ont aidé dans cette voie. Après avoir vérité et compilé la documentation sur la région, j’ai repris l’écriture du roman mais non sans difficulté. Il fallait connaitre la topographie, les anciens noms, les données géographiques des lieux, etc.

Les auteures de l’article :

Houda Hamdi est maître de conférences à l’Université du 8 mai 1945 à Guelma, Algérie. Elle est également chercheuse invitée Fulbright Alumna, American University, Washington DC (2019). Ses intérêts de recherche incluent la littérature algérienne et le cinéma principalement en ce qui concerne les études postcoloniales et de genre. Elle a publié plusieurs articles, participé à de nombreuses conférences et édité un volume collectif intitulé Maïssa Bey: Deux règles de créativité  (L’Harmattan, 2019).

Nassira Belloula est une auteure francophone algéro-canadienne. Elle a publié son premier recueil de poésie, Les Portes du Soleil, en 1988. Depuis, elle a également publié plusieurs romans dont Visa pour la haine (2008), Terre des femmes (2014), Aimer Maria (2019) et J’ai oublié d’être Sagan (2020). Ses œuvres sont traduites en plusieurs langues dont l’anglais, l’italien et le berbère.

Article extrait de Contemporary French and Francophone Studies – Volume 24, Issue 5

Notes

  1. Nassira Belloula, Algérie. Le massacre des innocents, Paris, Éditions Fayard, 2000.
  2. Nassira Belloula, Les Portes du soleil, Alger, L’Entreprise Algérienne du Livre, 1988.
  3. Nassira Belloula, Terre des femmes, Alger, Chihab Éditions, 2014 ; Aimer Maria, Alger, Chihab Éditions, 2018 ; J’ai oublié d’être Sagan, Montréal, Hash#ag, 2019.
  4. Nassira Belloula, Visa pour la haine, Alger, Éditions Alpha, 2008 ; La Revanche de May, Montréal, Éditions de la Pleine Lune, 2012.

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