« Je vous écris d’une autre rive. Lettre à Hannah Arendt » de Sophie Bessis | Lu par Catherine Cusset

Plaidoyer d’une Juivarabe pour la pluralité Sophie Bessis :  » Je vous écris d’une autre…

Le 15 juin 2022

Plaidoyer d’une Juivarabe pour la pluralité

Sophie Bessis :  » Je vous écris d’une autre rive ». Lettre à Hannah Arendt. Elyzad, 18.03.2021.

Lu par Catherine Cusset

Dans cette magnifique lettre écrite pendant le confinement, Sophie Bessis s’adresse à Hannah Arendt “d’une autre rive”, de cette Tunisie dont elle est originaire et qui constitue son identité. Cette lettre qui porte sur les Juifs, l’Europe, Israël et les Arabes, est un hommage à la philosophe allemande morte en 1975, icône de la critique du totalitarisme : Hannah Arendt n’a pas assisté aux dérives du nationalisme juif, “fondé sur une prémisse fausse légitimée par l’absolu du crime des autres,” mais elle les a pressenties, telle une Cassandre, en se méfiant des nationalismes.

L’historienne et journaliste tunisienne ne se contente pas d’un simple hommage. Elle adresse à Hannah Arendt une critique passionnée. Convaincue qu’aucune pensée n’est possible sans expérience personnelle, Bessis parle en tant que “Juivarabe” à l’européenne Arendt. Elle lui reproche d’avoir affirmé la supériorité de l’Europe et d’avoir décrit les Juifs comme un peuple européen : pourquoi, alors, leur retour sur une terre non européenne? Elle la critique de considérer le bassin méditerranéen comme européen et propose, elle qui est née au rivage sud de cette mer, de renverser la proposition: non que la Méditerranée appartienne à l’Europe, mais l’Europe, à la Méditerranée. Elle s’en prend au sentiment de supériorité des Européens, qui se croient le seul peuple civilisé. “Vous êtes une Européenne incurable,” écrit-elle à Hannah Arendt. Cet européanisme serait en quelque sorte le point d’aveuglement de la philosophe allemande qui n’a pas pris en compte suffisamment l’orient et qui a ignoré les Juifs du Maghreb, passés au DTT à leur arrivée en Palestine parce qu’en tant qu’orientaux, ils étaient sales et incultes. C’est ce rejet, suggère Sophie Bessis, qui pousse vers le nationalisme et le populisme.

Elle s’élève à la fois contre l’idée d’une pureté raciale juive, qui peut seulement faire horreur étant donnée l’histoire du peuple juif, et contre l’amalgame qui est fait entre antisémitisme et antisionisme : toute critique d’Israël est transformée en volonté de l’anéantir, et Israël revendique un ancrage exclusivement occidental, comme si les Arabes étaient les ennemis, les nazis d’aujourd’hui — alors que ce ne sont pas eux qui ont gazé les Juifs mais justement, les Européens. Quand on voit Israël s’allier aujourd’hui avec des régimes d’extrême-droite antisémites, on a l’impression de marcher sur la tête, s’indigne Sophie Bessis.

“En qui consiste l’ethnie juive, de l’Allemande que vous êtes à la Tunisienne que je suis ?” demande-t-elle.

Sa conviction, c’est que le mal ne vient pas juste des Arabes, mais plutôt du nationalisme brut et de l’exclusion de l’autre, où qu’elle se produise. Elle renvoie dos à dos les deux nationalismes. Ce livre est un plaidoyer en faveur ni de l’Occident, ni de l’Orient, mais de la pluralité, de la reconnaissance de l’Autre en chacun de nous : “Nous avons mal à l’Autre. L’autre n’est pas juste à côté ou en face, il est en nous.” Les Juifs ont perdu leur orient, et les Arabes doivent retrouver leur occident. Il m’a semblé — si je peux me permettre la comparaison, en espérant que l’auteure sera d’accord — que son plaidoyer fervent faisait écho à l’exposition organisée l’an dernier par l’Institut du Monde arabe sur les Juifs d’orient, où l’on pouvait constater que pendant treize siècles, jusqu’à la création de l’État d’Israël, Juifs et Arabes avaient vécu en bonne entente (hormis au temps du prophète Mohammed, qui voulait détruire les tribus juives), dans l’acceptation les uns des autres. “La seule tribu dont je me revendique est celle dont les membres écoutent les histoires des autres,” conclut l’historienne. Et: “Je pense avec vous que tout nationalisme doit être combattu.” Car ce sont les nationalismes qui tuent la diversité. À la fin, Sophie Bessis pose cette question douce-amère: “L’espoir est-il une chimère ou un mode d’action?”

Catherine Cusset