Portrait de femme : Anne, ma sœur Anne : fille du roi et pionnière d’Amérique par Lise Gauvin

Portrait de femme héroïque écrit par les membres du Parlement des écrivaines francophones Août 1656…

Le 21 juin 2021

Portrait de femme héroïque écrit par les membres du Parlement des écrivaines francophones

Août 1656

Une petite fille frêle vient d’arriver à l’Hôpital général de Paris, récemment créé par le pouvoir royal pour servir à la fois d’hospice et d’orphelinat. Elle s’appelle Anne. Père et mère décédés. En ces temps de famine et d’épidémie, ses parents d’adoption, un couple d’une trentaine d’années, affirment ne plus avoir les moyens de la nourrir, ayant d’autres enfants à charge. Ils déposent près d’elle un baluchon contenant ses effets, parmi lesquels une capeline, deux chemisettes et quelques dessous. On l’a habillée d’une robe de bure et chaussée de sabots neufs. L’homme a attelé sa charrette, y a déposé le lit en bois qui doit accompagner le don de l’enfant.

Anne a assisté à ces préparatifs avec étonnement. Elle n’a pas compris pourquoi elle était la seule à quitter la maison, ce jour-là, ses demi-frères et sœurs étant confiés à la garde d’une voisine. Elle est partie à l’aube sans pouvoir les saluer.

Une épidémie de peste sévit alors en Italie et ailleurs en Europe : la ville de Naples est particulièrement touchée et Paris résiste plutôt mal à la contagion. La France, toujours en guerre avec l’Espagne, tente péniblement d’attirer les colons vers le Canada, un pays réputé peu hospitalier. Ce territoire découvert – il serait plus juste de dire annexé – par Jacques Cartier en 1534 compte un peu moins de 3,000 colons, dispersés dans les bourgades de Québec, Trois-Rivières et Montréal, alors  que les populations autochtones se chiffrent à environ 10,000 personnes. L’endroit où l’on mène Anne est la Maison de la Pitié, un bâtiment à l’allure sévère réservé aux petites filles. Elle y est accueillie par une religieuse qui inscrit son nom dans un grand registre ainsi que son lieu de baptême, l’église Saint-Germain l’Auxerrois. Ses parents adoptifs la quittent après avoir apposé une croix dans ce même registre en guise de signature. La sœur converse – c’est ainsi qu’on la désigne- la dirige ensuite vers le dortoir où sont alignés une centaine de lits, certains entourés de barreaux. A côté de chaque lit se trouve une commode à deux tiroirs et un prie-Dieu. On dépose son baluchon au bout d’une rangée en attendant que son lit y soit installé et on conduit Anne dans une salle où des enfants récitent en chœur la prière du matin.

 Anne est effrayée par la dimension de cette pièce dans laquelle le bruit des pas est amplifié par l’écho.

Elle a l’impression que tout cela se déroule en dehors d’elle-même. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive. Elle espère qu’on reviendra la chercher et qu’elle retrouvera ses frères et sœurs. Cette famille est la sienne. Elle n’en connaît pas d’autre. On lui a pourtant expliqué qu’elle irait vivre avec d’autres enfants dans une grande maison. Il lui semble même avoir entendu qu’il s’agissait d’un bâtiment presque aussi important que le Louvre, où habite le roi. Elle rêve de beaux habits comme elle en voit passer parfois dans les rues. Elle a cinq ans, bientôt six. Encore tout à apprendre et à explorer.

……

On la nourrit trois fois par jour dans la grande maison où se trouvent une centaine de petites filles. Le soir, certaines d’entre elles bougent en dormant et les craquements de leur lit la réveillent. Elles sont regroupées par tranches d’âge, de quatre, cinq et six ans. Celles de cinq ans, dont elle fait partie, habitent une aile spéciale sous la garde d’une surveillante sévère qui les empêche de parler quand elles se couchent.

Chaque jour, les leçons de catéchisme et d’écriture alternent avec les prières et les messes. Ces fillettes étant trop jeunes pour travailler, on leur enseigne l’alphabet.

Elle se distingue des autres enfants par son regard inquiet, quasi inquisiteur, tourné vers le pourquoi et le comment des choses. Mais les questions restent prises dans sa gorge. Les femmes qui s’occupent des petites filles, qu’on appelle sœurs converses, sont trop affairées pour prêter attention aux babillages.

Anne n’a pour tout jouet qu’une poupée de chiffon abandonnée par l’une des anciennes pensionnaires.

Octobre 1661

Anne a dix ans. À la Salpêtrière, où elle séjourne désormais, la vie s’écoule lentement, monotone à souhait. L’horaire journalier ne supporte aucune modification. Seul le dimanche fait exception, le lever étant retardé d’une heure.

Tout près de là, au Louvre, Louis XIV, âgé de 23 ans, choisit d’assumer directement le pouvoir. Conseillé par son ministre Colbert, il prend officiellement possession du Canada, jusqu’alors sous la gouverne de la Compagnie des Cent-associés, et décide de donner à la colonie le statut de  province de France,

Chaque matin à cinq heures, la journée d’Anne commence par une prière collective suivie d’une toilette sommaire puis, à six heures, d’une leçon de catéchisme, en alternance avec une leçon d’écriture, donnée par une des sœurs officières.


À sept heures, Anne doit assister à la messe avec les autres pensionnaires. Après un petit déjeuner frugal, elle rejoint son groupe à l’ouvroir qui lui a été assigné. Elle y retrouve quelques filles de son âge ainsi que d’autres, plus âgées, chargées de leur apprendre la couture et la broderie.

Jusque-là, son travail a surtout consisté à éclaircir la laine pour le tricot. Depuis quelques mois, elle est autorisée à filer au rouet. Il lui arrive parfois de participer à un ouvrage de  dentelle, ce qu’elle considère  une récompense.

Elle aimerait que les leçons d’écriture soient plus fréquentes, les prières moins longues. La lecture des textes religieux, ponctuant chacune des heures, lui paraît sans intérêt. Elle n’arrive pas à savoir quel enseignement elle peut tirer de l’Imitation de Jésus-Christ qu’on n’en finit plus de leur faire réciter.

Elle mange rarement à sa faim. Le bouillon du midi est plutôt maigre et la viande, quant il y en a, de qualité médiocre. Seuls l’eau et le pain sont offerts généreusement. Elle envie les plus âgées qui ont droit à quelque ration de vin.

Elle qui avait rêvé de beaux habits doit se contenter d’une tenue informe, composée d’une large robe grise en étoffe grossière ainsi que de bas de laine et de sabots. Elle craint la venue de l’hiver car les poêles suffisent à peine à réchauffer les dortoirs.

Mis à part les prières et les lectures édifiantes, peu de mots sont prononcés. Tous les travaux se font en silence.

 Les nouvelles de l’extérieur parviennent difficilement à ses oreilles. Elle apprend, par quelques pensionnaires récemment arrivées, que le roi s’apprête à envoyer des femmes dans les colonies d’Amérique Certaines se décident à tenter l’aventure. D’autres cherchent à les en dissuader, le Canada ayant la réputation d’être un pays inhospitalier à cause d’un hiver qui n’en finit plus et des guerres continuelles entre les Européens et les sauvages. On dit même que dans certaines tribus on mange les humains.

À ces tableaux d’horreur, Anne oppose le destin qui sera le sien si elle reste à la Salpêtrière. Soit devenir elle-même religieuse et s’occuper des enfants, soit être engagée comme domestique dans une famille fortunée. Les plus habiles sont recrutées par des couturières ou des maîtresses d’atelier. Ni l’un ni l’autre de ces possibles ne l’enchante.

En ce début de janvier 1661, des sœurs ont eu la permission de l’accompagner, ainsi que quelques jeunes filles, jusqu’à la cathédrale Notre-Dame. Éblouie par la splendeur des vitraux et la majesté du lieu, elle s’est longuement arrêtée devant la crèche représentant la Nativité.

 S’adressant à Marie, elle lui a demandé de la sauver de cet l’Hôpital général où elle se sent recluse telle une prisonnière.

 Rassérénée par cette visite, elle met alors toute son énergie à chercher des moyens d’évasion.

La veille de ses onze ans, sa décision est prise. Elle partira.

1665

11 juillet

Elle a quitté l’Hôpital général de Paris et, après un bref arrêt à Notre-Dame, elle a été dirigée, en compagnie de quarante autres pensionnaires, vers le port de Dieppe en Normandie, d’abord en bateau, puis en charrette. On les appelle les filles du roi. Car c’est le roi lui-même qui les envoie. Certaines les envient, d’autres les plaignent.  Elle vient d’avoir quinze ans.

Elle a  eu juste le temps de remercier la Vierge pour avoir exaucé son vœu.

On lui a dit que le voyage serait long, la traversée devant durer un peu plus de deux mois. Il fallait être patient.

Juste avant d’embarquer, un des Jésuites qui voyageait aussi sur le Saint-Jean-Baptiste – c’était le nom du paquebot – entonna le Veni Creator que tous reprirent en chœur.

Le capitaine a salué l’une après l’autre les jeunes passagères en les accueillant à la passerelle. Il leur a souhaité un bon voyage et des cieux cléments.

Il faisait un soleil radieux, ce qui lui parut de bon augure.

[…]

Elle a rejoint une autre pensionnaire de l’Hôpital avec qui elle avait déjà pris des leçons de couture. Elle s’appelle Catherine. Elle est à peine plus âgée qu’Anne. Aucune d’elles ne savait que l’autre  participerait au  convoi,  les inscriptions ayant été tenues secrètes. Un matin, après la messe, elles sont redescendues au dortoir faire l’inventaire de leurs trousseaux offerts par le roi. Ils étaient absolument identiques.

 Voici ce qu’elles y ont trouvé, en plus de quelques habits et d’une toilette d’apparat, qu’elles réservent pour l’arrivée à Québec :

1 cassette ou coffret, 1 coiffe, 1 mouchoir de taffetas, 1 ruban à souliers, 100 aiguilles, 1 peigne, 1 fil blanc, 1 paire de bas, 1 paire de gants, 1 paire de ciseaux, 2 couteaux, 1 millier d’épingles, 1 bonnet, 4 lacets et 2 livres en argent.

Elles ont beaucoup ri en découvrant leurs robes ornées de dentelles et de rubans, chacune étant plus ou moins ajustée à leur taille. Un luxe qu’elles ne connaissaient pas.

 Catherine est la dernière d’une famille de neuf enfants. Ses parents n’ayant pas suffisamment de ressources pour la nourrir, ils l’ont confiée aux religieuses de l’Hôpital. Elle n’a pas séjourné assez longtemps à la Salpêtrière pour apprendre à lire. Mais elle a un vrai talent de comédienne et elle se plaît à imiter les mimiques de certaines de leurs compagnes, ce qui provoque l’hilarité. Elle a avoué qu’elle préférerait travailler dans une ferme et ne pas se marier. La maternité lui fait peur.

 Quant à Anne, ce n’est pas le fait d’avoir des enfants qui l’angoisse mais plutôt le caractère de l’époux qui lui sera donné. Pour les rassurer, on leur a expliqué que ce serait à elles de choisir. Ou plus exactement qu’elles auraient la liberté d’accepter ou non les propositions qui leur seraient faites. Tout cela lui paraît tout de même inquiétant! Le mot même de mari lui semble étrange. Un mot sans majuscule et sans e, à la différence du nom de la Vierge dont on leur a tant parlé à l’orphelinat.

 20 août

Ils sont passés d’une mer trop calme à une mer déchaînée. Presque tous les passagers sont malades. Les dortoirs empestent la vomissure. Les sceaux d’aisance débordent. De crainte d’avoir la nausée, Anne ne mange presque plus. Le visage de Catherine est devenu comme transparent. On dit que même les animaux dans la cale sont atteints.

Quelques-unes de leurs compagnes ont rendu l’âme. On a basculé leurs corps dans l’océan après une cérémonie minimale, les deux Pères jésuites responsables des offices religieux ne se sentant pas très bien.

Anne rêve à la terre ferme comme à un paradis. Elle espère qu’aucune attaque de pirates ne vienne compromettre leur parcours.

20 septembre

Depuis que le bateau navigue dans le golfe Saint-Laurent, tout est rentré dans l’ordre. Elle n’en finit plus d’admirer les rives du fleuve majestueux qui les accueille.

Toutes ses journées se passent à regarder !

 Dans un cahier elle écrit : « Je ne sais pas ce qui m’attend en Nouvelle-France mais cet inconnu, loin de m’effrayer, m’attire« .                                            

Un peu d’histoire….

J’ai rencontré Anne par hasard, un jour qu’on m’avait invitée à participer à une émission de radio à propos de la francophonie d’Amérique. On m’avait alors offert en prime le nom d’une aïeule, Anne Magnan. Elle m’a tout de suite émue. Ses quinze ans. Son origine parisienne. Sa traversée. Son destin. Tout cela si lointain et si proche à la fois. Par des liens mystérieux, je m’identifiai à cette jeune fille. Je désirai la connaître. Mettre mes pas dans les siens. D’elle je savais peu de choses. Tout au plus son nom, son âge, et son statut de fille du roi. Ce qu’on a dit et médit à propos de ces femmes m’intriguait.

Plusieurs légendes circulent à propos de l’émigration féminine en Nouvelle-France. Les plus connues, mais aussi les plus fautives, laissent entendre que la colonisation du Canada aurait été confiée en bonne partie à des « vendeuses d’amour » venues de Paris. Or les historiens ne cessent, depuis quelques décennies, de contredire cette croyance, preuves et documents à l’appui.

La question des origines de ces jeunes filles est notamment évoquée dans un témoignage de religieuse, celui de Mère Duplessis de Sainte-Hélène, arrivée au Canada en 1702 , qui brosse en quelques phrases un tableau d’ensemble de la situation :

Il ne faut pas croire que les filles qu’on amenoit de France pour se marier en Canada fussent de mauvaises mœurs, la plupart étoient des demoiselles de qualité, sans bien, d’autres étaient de bonnes familles chargées d’enfans qui les envoyoient en ce païs dans l’esperance qu’elles y seroient mieux pourvues. Et enfin on en tira beaucoup de l’hôpital de la Pitié à Paris, où elles avaient été bien élevées dès leur bas âge.

Voir Yves Landry, Les Filles du roi au XVIIe siècle, Montréal, Leméac, 2001. p.67. Voir également notre article « : Les filles du roi : entre réalité et fiction »

Elle s’appelait Anne, mais aurait pu tout aussi bien s’appeler Mathurine, Barbe, Jeanne, Élisabeth, Angélique ou Marie. Anne Magnan s’est mariée à seize ans, six mois après son arrivée en Nouvelle-France. Née vers 1650, elle donna naissance à dix enfants et mourut en 1713. Elle faisait partie de ces filles du roi dotées par Louis XIV pour peupler un pays et inventer un mode de vie adapté aux rigueurs du climat. La création se poursuivit jusque dans le domaine de l’imaginaire, alors que certains récits populaires furent revisités et sensiblement modifiés. C’est ainsi qu’un certain conte du Poitou mettant en scène un Sieur de Gallery se transforma en une Chasse-galerie fantastique, chevauchée menée à toute allure et rendue possible, la veille du Jour de l’An, grâce à un pacte avec le diable : des bûcherons éloignés de leur « blonde » empruntent à la culture amérindienne, pour se déplacer, un canot d’écorce devenu tapis volant capable de les transporter par-dessus les montagnes.

 Comme les filles du roi étaient majoritairement « francisantes », leur présence contribua à l’unification de la langue qui se produisit en Nouvelle-France beaucoup plus tôt que dans la métropole où les patois étaient toujours prédominants.

 Évoquant le destin de ces pionnières, la romancière Anne Hébert écrit dans Le premier jardin 

Il faudrait les nommer toutes, à haute voix, les appeler par leur nom, face au fleuve d’où elles sont sorties au dix-septième siècle, pour nous mettre au monde et tout le pays avec nous.

Anne Hébert, Le premier jardin, Seuil, Paris, 2000, p. 103.

Lise Gauvin

Extraits tirés de « Et toi, comment vas-tu ?  » de Lise Gauvin, à paraître chez Leméac Éditeur en septembre 2021