Chronique du confinement – Anna Moï : Un atelier d’écriture au temps du coronavirus

Coronavirus : « Cela n’arrive qu’aux autres, aux pauvres, aux consommateurs de chauve-souris et autres animaux dégoûtants »…

Le 24 mars 2020

Coronavirus : « Cela n’arrive qu’aux autres, aux pauvres, aux consommateurs de chauve-souris et autres animaux dégoûtants »

Invitée à animer un atelier d’écriture au Vietnam, l’écrivaine française Anna Moï témoigne, dans une tribune au « Monde », de la propagation du coronavirus dans son pays natal et des réactions universelles de peur et de stigmatisation que provoquent les épidémies.

.https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/22/coronavirus-cela-n-arrive-qu-aux-autres-aux-pauvres-aux-consommateurs-de-chauve-souris-et-autres-animaux-degoutants_6034005_3232.html

À l’automne dernier, l’idée d’animer un atelier d’écriture à Hôi An, dans le centre du Vietnam, m’avait semblé bonne. Dans cette petite ville inscrite au patrimoine de l’Unesco, je connais tout le monde, ou presque. Les villas à louer y abondent, la plage est proche, la petite cité ancienne est charmante, et les rizières sont à portée de quelques coups de pédale. 

Avec deux de mes élèves parisiens et un ami saïgonnais, nous prenons date pour un départ le 5 mars, peu après le Têt, peu avant la sortie de mon nouveau roman prévu le 2 avril. Les billets d’avion sont achetés. 

À l’approche de la date de départ, je suis assaillie par les questions inquiètes de mon entourage : Quoi, tu te rends dans les zones d’infection du coronavirus ? La Chine, le Vietnam, tout ça c’est du pareil. Quelle folie !

Les agressions anti-asiatiques avaient commencé. Début février, le médecin parisien d’une amie vietnamienne refuse de lui serrer la main après lui avoir délivré un certificat médical. Non, non, virus, virus. Aurait-il refusé ce geste de courtoisie à un patient d’origine caucasienne ?

Fin janvier, en plein Nouvel An lunaire, le Vietnam publie les premiers chiffres de l’épidémie : deux personnes ayant séjourné à Wuhan en Chine sont infectées. À leur suite, d’autres infections porteront le nombre des malades à seize. À la fin du mois de février, tous avaient été soignés et guéris. Le Vietnam est libre de toute contamination. 

Les écoles et universités vietnamiennes, fermées à l’occasion du Têt, ne rouvrent pas. L’ombre du SRAS, un coronavirus antérieur, plane avec sa propagation exponentielle.

Tout change le 1er mars avec l’entrée en scène du patient n° 17, Hông Nhung, passagère du vol VN54 Londres-Hanoi. Elle sera désignée comme une « super-contamineuse » après avoir diffusé le virus à vingt-un passagers de la classe Affaires, voire, aux deux cent un passagers du vol et aux douze membres de l’équipage. Tous seront traqués jusqu’à leur lieu de résidence et de villégiature. Les légations diplomatiques sont priées de contacter leurs citoyens. Une fois retrouvés, ceux-ci sont soumis d’autorité à une quarantaine prophylactique. L’emploi de chacun est disséqué ; ses interlocuteurs sont identifiés afin de les isoler à leur tour. L’itinéraire de la jeune jet-setteuse Hông Nhung est retracé sur la mappemonde des défilés de mode saisonniers, de Milan à Londres en passant par Paris. Quelque part, dans l’une de ces trois villes, elle a contracté la maladie. Très vite, on a su qu’elle occupait le siège 5K, qu’elle avait contaminé son chauffeur venu la récupérer à l’aéroport et sa tante âgée de soixante-quatre ans. Son adresse à Hanoi et son courriel sont publiés dans la presse et sur les réseaux sociaux, le quartier où se trouve sa maison est isolé par un cordon sanitaire, son compte Instagram truffé d’insultes et de menaces de mort.

Quelques jours avant notre départ, des alertes me parviennent de l’Ambassade de France à Hanoi : Ne venez pas. À Hanoi, le quartier où réside la patiente n°17 est bouclé. D’autres mises en quarantaine risquent de se produire. 

Nous ignorons les avertissements. Le fait de vivre en France nous immunise. Cela n’arrive qu’aux autres, aux pauvres, aux consommateurs de chauve-souris et autres animaux dégoûtants.

Pendant l’atelier d’écriture, notre insouciance est tempérée par quelques gestes inusités de désinfection de la table de travail et par l’absence d’embrassades matinales. Masques et gel hydroalcoolique sont fournis par notre logeuse et les magasins que nous pénétrons. Notre température est prise sur les paliers. Nous désinfectons les poignées de nos vélos. Des voitures équipées de hauts-parleurs sillonnent la ville du matin au soir et ne nous font jamais oublier de nous laver les mains.  

De nouveaux vols en provenance d’Europe atterrissent. Après la patiente n°17, on passe aux cas 39 puis 76. Sur l’ensemble des malades, 22 sont des étrangers. La presse parle de diffusion exponentielle. La plupart des nouvelles contaminations ont pour origine des voyageurs venus du vieux continent. Sur la route du delta du Mékong, aux aires de repos, des vigiles armés de drapeaux rouges frénétiquement agités s’opposent au stationnement des cars de touristes occidentaux. Les hôtels et restaurants ferment les uns après les autres. Les bateaux de tourisme de la baie d’Halong sont interdits de croisière après que des passagers anglais ont été testés positifs au coronavirus. À Hanoi, les visiteurs d’origine caucasienne font profil bas. 

La discrimination a changé de visages.

En France, pendant la même période, la contamination est également exponentielle. 9000 personnes sont infectées par le virus. Toutes ne sont pas des croqueuses de chauve-souris.

Anna Moï