Chronique du confinement – Sylvie Le Clech : Un confinement peut en cacher un autre.

Le soir du 16 mars, elle avait essayé de convertir Gildas à l’écriture introspective, même…

Le 13 mai 2020

Le soir du 16 mars, elle avait essayé de convertir Gildas à l’écriture introspective, même brève. Elle supposait qu’il y serait sensible et trouverait là matière à compenser leur séparation subie. Ne s’était-il pas plaint la semaine précédant le confinement, quand elle lui avait interdit de venir la voir, qu’il regrettait amèrement ce rendez-vous manqué, qu’elle lui manquait, son corps, «  l’odeur de chaque centimètre carré de sa peau » ?  Chloé savait qu’une autre épreuve les attendait. Il ne serait plus possible de profiter de ces étreintes durant la crise sanitaire. Il leur faudrait inventer, dans une totale incertitude sur l’issue de cette crise, une autre manière d’être ensemble et de jouir de cette relation fusionnelle et intermittente qu’ils avaient nouée depuis 16 ans bientôt.

Le soir même, Chloé lui envoie un sms, écrit court. C’est le mode d’expression qui convient à ce mathématicien romantique et secret, égaré au pays d’un géant du CAC40. Communiquons par courriel, nous nous écrirons faute de nous voir. Elle avait conçu immédiatement le projet de compenser cette proximité physique si rare mais si brûlante et nourrissante, ces longues conversations ponctuées de silences où leurs âmes se reposaient d’être ce qu’elles étaient l’une à l’autre, par une activité qui lui convenait à elle. Cette adaptation l’empêchait de rompre à nouveau le fil fragile qui reliait leurs existences si différentes. Gildas, comme à l’accoutumée, peu disert dès lors qu’il craignait que le SMS fut découvert par l’ « autre », se contenta de répondre « OK » aux deux propositions que lui fit Chloé. Se parler à 18 heures chaque jour, ne serait-ce que quelques minutes, vécues comme la lumière à éclipses d’un phare, hors de toute oreille malvenue, et s’écrire par courriel de petits textes échappatoires du confinement.

Le premier texte de Chloé fut sans surprise un texte angoissé sur l’air du « sur quel chemin nous engageons-nous encore, te reverrai-je, comment tout ceci finira-t-il ? ». Maladresse de l’amoureuse ou, comme le lui avait dit Bertrand son vieil ami, l’ « amante religieuse ». Terrible méprise qui jette à la face de l’autre le désespoir de l’absence brutale et tente misérablement de le retenir dans sa sphère.  L’adversité est pourtant là. Il va bien falloir affronter plusieurs démons, et non les repousser comme Chloé le faisait depuis 16 ans. L’art de la feinte psychologique et de l’évasion par l’écriture ou la parole incantatoire était sa drogue. Elle le savait. Gildas, au début de leur relation, avait été franc et avait timidement répondu à un : « je t’ennuie avec toutes ces questions » un « …un peu. ». Cet aveu avait été proféré les yeux mi-clos, de l’air de l’homme qui, ayant donné et pris plaisir plusieurs fois, est objectivement détendu. Il ne veut pas que l’amante religieuse vienne troubler la somnolence dans laquelle il peut à loisir poursuivre en rêve l’aventure. Il l’aimait comme cela lui avait-il dit, parce qu’elle posait des questions que lui n’osait pas poser, parce qu’elle mettait des mots sur ses maux, par ce que depuis 16 ans lui avait-il dit, « tu as gagné en profondeur », « tu t’es enrichie », par ce que « tu es impertinente ». Mais ça c’était avant le 16 mars. En imposant à Gildas non seulement la pratique de la littérature qu’elle affectionnait  mais en prenant l’initiative nocturne de lui jeter à la figure ces quelques mots, de nouveau elle s’exposait à un silence pesant, désemparé sans doute, mais qui ne faisait qu’accentuer son angoisse.

Ainsi donc démarra le confinement. Gildas, évincé d’une proposition de visite surprise la semaine d’avant, au motif qu’il revenait de voyages incessants entre Paris et le Cluster du corona avait peine à comprendre qu’il pourrait introduire dans le chez soi de Chloé un virus dont elle se passerait bien, elle et ses proches. Passé la déception de ne pouvoir mordre dans la pâtisserie dont il ne se lassait pas, il reprit les habitudes que Chloé lui connaissait. Il ne le fit pas par méchanceté, mais simplement parce que c’était, comme le décrivait Simone de Beauvoir, un « homme de l’organisation ». D’abord, il se mura dans le silence. Ensuite, en réponse au message littéraire de Chloé, lui envoya trois jours après un lien débile vers une vidéo on ne peut plus débile, comme on jette une croquette à un chien affamé et baveux pour éviter qu’il ne vous saute dessus en mettant ses pattes sur votre beau costume d’homme d’affaires. Chloé ne le laissa pas faire. Les crises d’angoisse étaient chez elles courtes, virales, comme un pic, mais sa seconde nature de descendante de paysans individualistes et entreprenants la faisaient réagir différemment. Ce lourdaud, l’esprit embrumé sans doute par les visioconférences imposées par un management cynique, donnant l’impression d’être indispensables à l’économie mondiale, lui répondait par un truc bateau glané sur la novlangue internet. Il ne l’emporterait pas au paradis. Pour qui se prenait-il le mousquetaire, reclus dans son 150 m 2 des beaux quartiers avec une épouse confinée et une fille unique tyrannique, pour répondre à l’ « amante religieuse » de cette façon ? D’un trait de plume électronique, Chloé lui rendit son camouflet d’un ton peu amène : «  ce n’était pas vraiment ce que j’attendais de toi ». Immédiatement, sentant que ça chauffait, il revint à un comportement plus sociable. Sa réponse était enfin conforme à ce qu’elle attendait. Il était lui-même et acceptait de se dévêtir de cet uniforme social qui lui pesait tant. D’ailleurs, il réagissait comme lorsqu’il la rejoignait. Il se déshabillait prestement, non sans avoir préalablement rangé et plié soigneusement chemise de marque, complet à l’élégance discrète et cravate. C’était un homme de méthode, y compris dans l’oubli amoureux.

Qu’on ne se méprenne pas sur cette ironie congénitale de Chloé, son mécanisme de défense naturel contre le cynisme. Elle admirait vraiment comme un signe rare d’authenticité cet esprit de méthode cher au mathématicien. Celui-ci, pour rejoindre un être cher, met tout ce dont il est capable pour réussir et règle le jeu au millimètre près. Pour lui, premier de cordée, c’est le préalable indispensable du plaisir et de la tendresse à venir et à se souvenir. Sa passion pudique était à ce prix. Chloé l’acceptait de manière inconditionnelle. Il lui envoya quelques lignes qu’elle jugea touchantes. C’était bien lui, c’est tout ce qui comptait. Une jeune collaboratrice avait eu un bébé, « un petit rayon de soleil », il prenait en charge des entrepreneurs déboussolés, angoissés à l’idée de voir sombrer leur boîte. Il ne mentait pas, il le faisait, ou du moins essayait de le faire avec l’arrosoir troué que super héros manager,  lui avait confié il y a maintenant 5 ans. Il était épuisé. Il souffrait d’insomnies.

Petit à petit, le confinement s’organisa et Chloé s’évertua à tenir à distance un faux ami bien connu : le virus du doute. Celui-ci niche habituellement dans les âmes inquiètes et s’acoquine avec celui du scrupule. Chloé savait que pour entrer en connexion avec cet oiseau si étrange qu’était Gildas, il fallait à la fois lui dire les choses, en une fois et le laisser revenir à son rythme en gardant le silence sans insister ni revenir à la charge. En effet, en agissant ainsi, ce qui était parfaitement dans son style à elle, elle ne savait faire autrement, Chloé agissait exactement à l’inverse des tendances de fond de Gildas. Et donc, il acceptait. Depuis le départ, ils avaient reconnus qu’ils n’étaient qu’un paradoxe à eux deux, unis mais différents, chacun sur sa planète, chacun dans sa bulle, acceptant de « coincer la bulle » régulièrement l’un dans la bulle de l’autre. Fortes têtes l’un et l’autre. Gildas, ergoteur jusqu’à l’extrême, aurait perdu jusqu’aux plus infimes indices de son calme olympien apparent pour le plaisir d’avoir raison sur une démonstration implacable et d’écraser l’adversaire intellectuel. Son visage de sphinx s’animait et il devenait volubile. Chloé était une conteuse qui parlait avec les mains et les yeux. Elle partait d’une pelote complexe pour la dévider et la rembobiner dans l’ordre et en fiche plein la vue au mathématicien. Deux enfants orgueilleux en somme, en rébellion contre la société et atteints d’un léger complexe de supériorité. Pour ne pas être « le con » de l’autre, chacun prenait garde à toujours introduire une montagne russe dans un parcours désormais si rodé de relation intermittente.  Celle-ci aurait pu devenir comme une conjugalité de traverse au long cours. Ils s’adaptaient mutuellement l’un à l’autre pour ne pas se perdre. Chloé semblait la plus angoissée mais devant son silence imposé, le grand muet sortait de sa réserve et révélait à son tour le fond de son âme inquiète. Il était culpabilisé de devoir lui dire et reconnaître qu’elle lui manquait.

 Les entretiens téléphoniques prirent la forme d’une sinusoïde harmonieuse, les échanges de ces deux hyper actifs tournaient autour de sujets sur lesquels il était tentant pour l’un et l’autre de débattre et de démontrer l’un à l’autre l’acuité du raisonnement. Le sphinx était rassuré, sa luciole ne manquait pas d’activité, « c’est comme ça que je t’aime » avait-il osé.  Ils avaient besoin de cet accord intellectuel profond. Ils n’auraient en aucun cas pu venir aux mots d’amour proférés à voix basse en conclusion de ces quelques minutes volées s’ils n’avaient pas commencé par partager les faits divers de leurs vies de séparés. En fin d’entretien, Gildas faisait, à distance désormais, comme ce qu’il faisait dans la vie d’avant : l’embrasser brusquement pour lui couper la parole quand il avait décidé qu’il fallait passer aux choses sérieuses, celles du corps. Adaptant le scénario aux contraintes, il l’interrompait désormais au moyen de la formule : « j’avais très envie d’entendre ta voix ». Cette précaution oratoire expédiée, il passait au discours amoureux ou aux sous-entendus charnels. La conclusion pouvait prendre une forme de brusquerie, en raison de détails pratiques de type « je vais devoir te laisser, je rentre dans la boulangerie ».

 En fait, Chloé, forte de ce recul imposé par les circonstances, finit par analyser ce que le « confinement » révélait de leur relation. Elle se livra à un inventaire. N’était-elle pas déjà confinée, ne serait-ce que par le schéma d’intermittence des entrevues, des lieux où les rencontres se déroulaient, du tempo qui lui était imposé à elle, qui déteste suivre les tempos imposés, sauf quand il s’agit de danser ? N’éprouvait elle pas déjà à la fin de chaque entrevue, pire, au moment de ces multiples rendez-vous manqués qui l’avait laissée triste et angoissée, la sensation d’avoir le cœur qui rétrécissait, de manquer d’air et de s’étioler telle une plante dont Gildas coupait méthodiquement les branches pour éviter qu’elle ne prenne trop d’ampleur dans sa vie ?

Un jour Caroline son amie, qui avait enchaîné les amants jusqu’à tomber sur le seul divorcé de 60 ans de la petite ville bourbonnaise où elle habitait, lui avait parlé de la fin brutale d’un amour. Si j’ai bien compris avait-elle dit à l’homme du moment, «  je suis comme une poupée, que tu sors du tiroir à chaque fois que tu en éprouves le besoin et que tu remets après usage dans ce même tiroir ? » Elle l’avait laissé là. Elle avait décrit à Chloé qui à l’époque, souhaitait mettre fin à une relation problématique, le visage blême et flaccide de l’homme pris au dépourvu par cette révélation. Le malheureux brusquement comprenait ce que signifiait « se servir de » mais n’avait rien trouvé à répliquer tant la vérité nue n’appelait aucun commentaire.

Chloé se mit donc à grandir. Prendre conscience de cette logique de confinement dans leur relation l’aidait vraiment, tant pour l’instant présent que pour l’avenir. C’était même la seule pensée qu’elle estimait digne d’intérêt pour verser au chapitre de ce qu’elle importerait dans le « monde d’après ». Elle suivait avec un certain agacement cette logorrhée sur les réseaux sociaux, où des gourous experts en management newlook et développement personnel vous expliquent doctement que « plus rien ne sera comme avant », « après ». Par esprit de contradiction, elle pensait que non, ce qu’il importait à ses yeux était déjà de bien comprendre son monde « de maintenant », car ce « maintenant » était bien fugitif et les fulgurances qu’il permettait ne reviendraient jamais. Il se dévoilait des inédits de la pensée et de l’expression dans ces instants d’exception qui se cachent sous les oripeaux de la banalité épuisante. Elle repensait à ce roi qui se fait passer pour un mendiant pour mieux nous révéler à nous-mêmes.

Ce qu’elle comprenait « maintenant » c’est qu’un confinement peut en cacher un autre. Le vrai confinement n’était pas ce qu’ils vivaient en ce moment, éloignés l’un de l’autre mais incapables de ne pas penser l’un à l’autre, éprouvant une joie infinie à se parler de rien, leurs riens, pour finir sur des mots d’enfants amoureux en cachette des parents. Ce confinement était subi, et par tous, cela les déchargeaient d’une forme de culpabilité. Le vrai confinement c’était avant et c’est eux qui l’avaient créé. Ils se plaisaient finalement dans ce confinement d’ « avant », puisqu’ils avaient décidé d’un commun accord de ne pas briser leurs familles respectives. Ils se l’étaient dit explicitement, c’était là le pacte de confiance. C’était leur mode de relation, ni plus ni moins. A quoi bon se demander s’ils iraient brûler dans un enfer perpétuel après leurs morts respectives ? Gildas avait un jour dit sur le ton sentencieux que Chloé lui connaissait, « ma morale, tu l’as bien écornée » propos qu’elle lui remémorait de temps en temps pour lui faire prendre conscience de son attitude de pharisien. Cette rosserie avait pour effet de la soulager, elle le reconnaissait, à la mine penaude de Gildas qui ne trouvait qu’à répondre « mais est ce que je t’ai blessée ? » L’enfer était ce qu’ils vivaient déjà et ils ne voulaient pas le reconnaître, ils en redemandaient ces fous, ces immatures. C’était donc qu’il y avait dans cet enfer confiné de drame à huis clos comme l’essence même de l’amour : sans espoir de construire un univers matériel ou social rassurant, promis à l’angoisse perpétuelle de constater la disparition inopinée de son cher autre, faute de pouvoir prendre des nouvelles, totalement désintéressé, têtu à surmonter le moindre obstacle matériel ou logistique sur la route, orgueilleux donc de la vie et cabochard.

 Un jour le confinement cesserait, un autre pourrait survenir si la pandémie connaissait une seconde vague. Qu’importe ? Si l’un d’entre eux n’était pas emporté par la maladie, ils poursuivraient ce chemin chaotique et hasardeux sans espoir de retour à la case départ ou feraient le bilan sans concession de ce qui ne devrait plus être sous la forme d’avant, un conte moral à la Rhomer. Cette histoire rappelait celle d’une « Passion simple » d’Annie Ernaux, qu’elle avait vue dans un théâtre minuscule et étouffant, comme l’enfermement dans lequel elle se complaisait.

Gildas connaissait cette case départ : c’était le jour où il l’avait abandonnée une première fois, mais où elle avait laissé faire et durer ce silence de plusieurs mois sans chercher à le joindre, par fierté. Il l’avait rappelé, s’était excusé, elle avait mis du temps à revenir mais elle ne lui en voulait pas. Cependant, le virus du doute qu’elle pourrait être une nouvelle fois abandonnée ne la quitterait pas. C’était son « instant t ». Pour Chloé, elle s’était donc conditionnée à revivre cet « instant t ». Chaque entrevue était l’instant « t », qui effaçait tous les autres. Remettre une pièce dans le juke box mais choisir une chanson différente était sa volonté, pour ne pas rester prisonnière. Elle avait multiplié dans cette histoire étrange mais profonde, des « instants t » comme le petit poucet sème des cailloux derrière lui pour retrouver son chemin. Paysanne prévoyante elle était persuadée qu’une femme reste libre, confinement ou pas, quand c’est elle qui décide de raconter l’histoire autrement, après le 11 mai.