Chroniques du confinement – Edith Serotte : Chroniques confinées

Chroniques confinées « Des mesures seront prises pour « réduire fortement les déplacements » dans toute la…

Le 27 mars 2020

Chroniques confinées

« Des mesures seront prises pour « réduire fortement les déplacements » dans toute la France pour plusieurs semaines. Les modalités seront précisées selon le Chef de l’état, qui a évité d’utiliser le terme « confinement ». Il a appelé la population à ne pas sortir sous peine de sanctions, sauf cas exceptionnel, et à « garder le calme ».

Rosa regardait s’échapper de son thé à la citronnelle les volutes de fumée. Depuis, qu’elle était enfermée dans cet appartement, elle observait médusée des métamorphoses.

Son quotidien habituellement rythmé par le ronron incessant des pelles mécaniques du chantier voisin était devenu silencieux. Les véhicules qui solennellement lézardaient dans le parking d’à côté avaient disparu. De même qu’étaient partis les employés de la Collectivité qui armés de leurs tronçonneuses amovibles domestiquaient leur jardin d’Amazonie. Le palais de justice où elle faisait des heures de vacation avait fermé ses portes depuis longtemps. Seule constante : la mer qu’elle apercevait encore depuis Montabo et depuis ses fenêtres ouvertes à demi.

 Il lui semblait même que celle-ci était montée au plus haut… Présage, présage…

C’est que mon monde ne tourne plus comme il le devrait depuis cette histoire à la con pensait la jeune trentenaire ! Finement gérée pourtant, cette crise sanitaire n’en finissait plus de s’étaler dans les médias. Elle siégeait à dire vrai aux côtés des drames, des habitats précaires, des héros et d’une courbe de croissance exponentielle… La mort a repris sa place pensait Rosa. Plus question en effet, de jouer la désinvolture et de faire comme avant la nique à des consignes de sécurité. Son corps lui-même s’était éloigné des siens à un mètre de distance et même ses gestes étaient devenus des barrières. La jeune femme se gratta la tête en insérant ses doigts jusque sous la maille de son tissage fatiguée.

Depuis sa fenêtre, elle voyait bien quelques attroupements informels de chiens créoles qui grattaient leurs gales avec nervosité, des agoutis[1] décontractés chassant en plein jour et des ravets[2] qui s’ébattaient en toute liberté.

Depuis ce con de virus qui finement avait changé sa vie, elle se surprenait elle aussi dans des métamorphoses. Allongée sur sa couche, ses yeux suivaient au plafond les soubresauts désespérés d’une libellule venue se confiner à ses côtés. L’insecte aux ailes démesurées se cognaient aux murs sans discontinuer. J’étais comme elle au début de cet enfermement se dit Rosa. C’était comme si mon appartement était devenu trop petit. J’allais dans mes mètres carrés comme un pantin désarticulé. Comment faire me disais-je désorientée ? J’étais assommée. Tout…Tout s’embrouillait… Impossible par exemple de séparer le superflu du nécessaire. Absolument tout dans mon quotidien devenait d’une grande nécessité ! Mon serre-tête, l’eau micellaire, le contrôle technique de la voiture, mon rendez-vous chez qui vous savez ! Bref… J’étais prise dans des pantomimes absurdes. Cherchant quelques spectateurs pour leurs jouer mon rôle social. Mais hélas… Il n’y avait plus de bises à donner ni de regards appuyés. Alors je me suis résignée… D’ailleurs, le nez pris dans un masque chirurgical de quoi aurais-je eu l’air avec des sourires sans circonstances ?

Les jours passaient. Sa mémoire s’emballait. Elle confondait les dates. Sommes-nous mardi ou mercredi ? Sur une radio locale, les messages sanitaires polyglottes étaient entrecoupés de chansons à la mode. Les chanteurs de dance hall parlaient de femmes qu’ils auraient aimé toute une nuit. Des chanteuses de Zouk leurs répondaient en promettant des amours pour la vie. Les chanteurs de soul ramenaient la paix dans des vibes langoureuses en appelant au « true love you know it ! Yeah ! ». Puis, un message du ministère de la santé les avait enjoint à arrêter les embrassades. Je perds le fil. Etais-ce à ce moment-là que mon téléphone portable se mit à vrombir ? C’est que ceux avec qui elle partageait son ADN étaient dispersés aux quatre coins du monde. Rosa appartenait à ces familles créoles nomades mais unies dans l’épreuve. Nous prenions des nouvelles des uns et des autres. A chacun son fuseau horaire ! Les conseils fusaient dans toutes les langues, dans toutes les pensées et dans toutes les peurs. Il était question au début de débrouille sans fin pour acheminer des gels hydroalcooliques aux pouvoirs guérisseurs. « Si si avec le boi bandé[3] dedans Je te dis ! Et pourquoi non ? ça a bien sauvé le mariage de tante Jeannette ! Tchip[4]». Chez nous se disait Rosa c’était nerveux : On rit tant qu’on respire !  

Puis mes objets connectés ont mêlé leurs messages vocaux aux images qui déferlaient sur la toile. Un patchwork numérisé de vrai et de faux.  Par cette fenêtre à moitié fermée, je vois Lapwent[5] le marché aux poissons déserté, les tambouyésaux mains vidées. Non loin, Castries l’indépendante qui se tait elle aussi. Et puis, par des interstices, je vois Montréal. Les rues de Sainte Catherine qui se sont vidées sous le soleil froid de l’hiver. Les milliers de couloirs qui perforent la ville, sont évacués eux aussi. On aurait vu le Prime Minister éternuer. Paris par la béance de mes persiennes créoles fait scintiller la Tour Eiffel comme autant de signaux d’espoir. 

Nous sommes en Guerre. Interruption des vols au départ ou en direction de Cayenne. Un navire militaire envoyé en renfort. Des mégaphones crient dans la nuit : couvre-feu !

La libellule a retrouvé sa liberté. Elle a quitté l’appartement dans un grésillement joyeux. C’est vrai que rien n’arrête la vie se dit soudain Rosa ! La vie ne surgit-elle pas du Chaos ? Et son esprit fatigué se rappela soudain que du courage de ces millions d’êtres humains prisonniers volontaires, il ne pouvait surgir que la vie même. 

Edith Serotte

Chroniques confinées.

A Cayenne, le 26 mars 2020


[1] Agouti : Gros rongeur terrestre

[2] Ravet : cafard

[3] Boi bandé : aphrodisiaque utilisé dans la culture antillo-guyanaise

[4] Tchip : Interjection utilisée dans la culture créole 

[5] Lapwent : Ville de Pointe-à-Pitre