« Je est une autre » de Danielle Michel-Chich | Lu par Catherine Cusset

Danielle Michel-Chich : Je est un autre, roman. Éditions du retour, 131 pages.  À l’origine…

Le 11 mai 2022

Danielle Michel-Chich : Je est un autre, roman. Éditions du retour, 131 pages. 

À l’origine du bref roman de Danielle Michel-Chich, Je est un autre, un accident de la route dévaste une famille: la soeur aînée, assise à la place du mort, est tuée; la soeur cadette, gravement blessée; la mère en état de choc, un choc dont elle ne se remettra jamais. Marie, la cadette, perd l’usage de son épaule après de nombreuses opérations et grandit dans la solitude et le silence.

Cette enfance ravagée, nous la découvrons par le récit qu’en fait Marie dans le journal qu’elle commence en 2000, deux ans après l’accident. Elle l’arrête en 2002 pour le reprendre en 2008 quand elle s’apprête à quitter la maison familiale après avoir passé le bac. La prochaine entrée est écrite en 2012, alors qu’elle a fini ses études universitaires et part dans une autre ville, dans le sud. Commence alors la deuxième partie du roman, par ces mots: “Un 6 février — cela faisait presque trois ans que tu étais arrivée dans cette ville —“

Trois pages ont suffi pour décrire la vie de Marie entre 2002 et 2015. Treize ans de vie, qui sont celles de l’adolescence et de l’entrée dans l’âge adulte. Pourquoi cette ellipse romanesque? On l’aura compris : Marie n’a pas de vie, elle n’est jamais sortie du traumatisme de l’accident qui a tué son enfance.

L’événement qui ouvre la deuxième partie du roman dans cette ville du sud non nommée est un attentat terroriste, une bombe qui a explosé dans un café et fait de nombreuses victimes. La première partie était écrite à la première personne; celle-ci, à la deuxième. Marie s’adresse à elle-même : “Cet attentat tirait enfin le fil rouge de ta vie.” Elle passe son temps à lire les histoires des blessés, des survivants, des sauveteurs, sur le site de l’Association des victimes. Un jour d’avril, impulsivement, elle envoie un message en se présentant comme une victime. Elle reçoit en retour des messages bienveillants. Pour la première fois, elle sort de sa solitude.

C’est cela que décrit Danielle Michel-Chiche avec subtilité: le double mécanisme psychologique qui pousse une jeune femme isolée, traumatisée, à devenir une affabulatrice. Il y a, d’un côté, la possibilité de sortir de l’invisibilité, de passer du statut d’handicapée à celui d’héroïne. Quand un marchand remarque qu’elle se sert difficilement de son bras droit et qu’elle lui dit avoir été blessée au Blue Note, elle voit son regard changer: “L’Histoire venait d’entrer dans son magasin et l’émotion lui coupait la parole.” Danielle Michel-Chiche est bien placée pour le savoir, elle qui a été victime d’un attentat terroriste en Algérie quand elle avait cinq ans. C’est de l’intérêt et de l’admiration des gens à qui elle expliquait l’origine de son handicap qu’est née l’idée de ce roman. Mais à cette motivation (devenir personnage historique) s’en joint une autre, encore plus importante: faire partie d’un groupe, avoir une famille — être accueillie et aimée. En entrant dans l’association, Marie devient l’amie proche d’une autre victime en chaise roulante, Sonia. Elle découvre la légèreté, le rire, la possibilité du bonheur.

L’histoire que raconte Danielle Michel-Chiche n’a pas une fin heureuse, on s’en doute. L’imposture n’est pas une base saine pour une relation. Marie devine qu’elle va se faire démasquer quand un journaliste demande à l’interviewer.

On aurait aimé connaître les conséquences légales de ce mensonge, on aurait aimé suivre Marie dans la prochaine étape de sa vie, mais l’autrice a préféré arrêter le roman sur le retour de sa narratrice à la solitude, et sur le bonheur d’avoir, pour un temps, vécu une autre vie que la sienne.

Catherine Cusset

10 mai 2022